Derrière les prouesses technologiques des grandes plateformes se cache une main-d’œuvre invisible. Reportage au cœur d’un secteur qui fait miroiter un avenir radieux, mais expose bien souvent à la désillusion et à la précarité.
Alors que la fièvre de l’intelligence artificielle s’est emparée de l’ensemble de l’industrie technologique, propulsant les valeurs boursières vers des sommets vertigineux à Wall Street, une réalité nettement moins éclatante se joue à plusieurs milliers de kilomètres, au sud du Sahara.
Dans ces régions qualifiées de « sous-développées », où le chômage atteint des niveaux record et où la jeunesse peine à entrevoir un avenir, collaborer avec les grandes firmes du numérique apparaît souvent comme une chance à saisir. Mais les promesses s’y fanent bien vite.
Souvent employés par des sociétés sous-traitantes dans le cadre de ce que le jargon appelle les microtâches — le morcellement d’un vaste projet en une multitude d’activités indépendantes —, ces travailleurs venus du Kenya, du Nigeria, du Ghana ou de Madagascar, parfois très diplômés, se retrouvent piégés dans la précarité.
La promesse trahie des diplômés
Ni salariés à part entière, ni véritables indépendants, ils évoluent dans une zone grise : sans contrat, sans couverture sociale et dépourvus de toute représentation collective. Beaucoup acceptent des missions payées à la pièce, sous la contrainte d’objectifs de rendement qui les obligent à enchaîner les heures pour des rémunérations dérisoires.
« Ce que je gagne dépend de la difficulté de la tâche », confie à Arte David Rat Thompson, Malgache de 32 ans, qui partage sa journée entre l’annotation de données destinées à entraîner l’IA et la gestion d’un petit snack.
Lorsque les images présentent davantage d’éléments à identifier, ses revenus augmentent légèrement, mais dans l’ensemble, il gagne à peine un euro pour près de trois heures de travail.
À Madagascar, ils seraient près de 100 000 à effectuer ces activités de l’ombre. Dans un pays où les trois quarts des 31 millions d’habitants vivent sous le seuil de pauvreté, l’économie numérique a trouvé une main-d’œuvre disponible, compétente et surtout à très bas coût.
Un cercle vicieux savamment entretenu
Cette précarité se renforce du fait d’une concurrence mondialisée. Un « clickeur » kenyan, nigérian ou sénégalais se retrouve en compétition directe avec ses homologues d’Asie ou d’Amérique latine, ce qui tire les rémunérations vers le bas et affaiblit toute capacité de négociation.
Les plateformes peuvent, en quelques jours, transférer leurs commandes d’un pays à un autre, alimentant le sentiment d’interchangeabilité permanente. Pour ces travailleurs africains, cette volatilité se traduit par une pression constante et la crainte diffuse de « perdre sa place » virtuelle.
À cette insécurité économique s’ajoute une invisibilisation politique : absents des statistiques officielles de l’emploi comme des débats nationaux sur le numérique, ces acteurs essentiels de la machine IA demeurent dans l’angle mort du progrès technologique.

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